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Premier texte de l’écrivaine en résidence
J’ai demandé à trois danseuses-chorégraphes et trois poètes de me proposer une piste d’improvisation, une question de corps liée à la lecture ou l’écriture; et/ou une citation qu’elles aiment, qui touche à ces sujets; et/ou une partie du corps que tu voudrais que j’investisse en impro et te dédies.
Corps d’autrice :
C’est le corps qui lit, c’est le corps qui écrit, pourtant ce qui traverse le corps, ce qui sort du corps, c’est de la langue, de l’ordre, des idées, des systèmes, le corps est brossé, passé au peigne, lavé, pétri, même quand on essaie de faire crier le corps dans la langue, il faut le mettre en forme, est-ce que l’écriture use, fatigue le corps? Est-ce qu’elle le trompe ?
J’écoutais Marguerite Duras en entrevue hier, elle disait que l’écriture avait marqué son visage, comme la lecture, c’était pour parler de L’amant et de son Incipit, où elle dit : « J’ai un visage détruit ». On entend « détruit » par la jouissance, par la violence, mais aussi par l’écriture. Qu’en penses-tu ?
Temps : 4 minutes.
Gabrielle Giasson-Dulude écrit des livres (Portrait d’homme, Les chants du mime, Entre les murs, des voix) où elle cherche à apprendre la puissance d’un corps toujours en danger de disparaître. Elle enseigne la littérature au cégep du Vieux Montréal.
J’ai un visage
J’ai un visage c’est par là que je lis
Un visage: les mots y entrent, ils s’encrent
Les phrases sur la peau posent des ridules des plis
Et tombent une à une dans un bruit de collier qui se cassent
Tombent goutte à goutte mot à mot dans le corps dans le puits
Le profonds le fonds du corps.
J’ai un visage
C’est par là que la langue me sort
De là du visage que la langue me tire vers l’avant
Elle me tire Hue! Cocotte! avec ses mots de langue
Par là que mon corps suit ma langue tirée celle qui me guide me tance!
Avance! me dit ma langue et un à un, goutte à goutte perlent des mots à ma bouche.
J’ai un visage
C’est celui de ma mère.
J’ai des vertèbres
De ma grand-mère
Qui rondissent j’ai un bébé bosse de bison
hérité sur le dos et je cherche des mots dans cette moelle recroquevillée
Mots de ma mère de ma grand-mère et miens aussi mots moi qui me redresseraient
Sternum jaune amour plein soleil.
J’ai
De l’écriture
Deux bursites – une chronique à droite
Le tendon supra-épineux déchiré le cou gommé
Le poignet compacté le cors du crayon au miracullaire les genoux mangés
D’être assise.
J’ai un visage
C’est par là que je dis
Un visage celui de ma mère
Hérité presque pareil et dedans derrière
Des mots de la même source en bémol des mots de celle qui m’apprit à parler.
J’ai un visage
Et 206 os dans le corps
Alignés superposés imbriqués
Comme la langue dans le visage
206 os articulés comme autant de livres
Ici sur les étals côte à côte et liés des os de Bibliothèque Rose (Fantômette!)
De Bibliothèque Verte (le Club des Cinq!), des os de pin de ce bois des cercueils
Des bibliothèques de cercueils — des cimetières de livres des charniers d’écriture
Où nous gisons côte à côte et liés
Entre ces pages
Refermées
Sur nos corps.
J’ai un visage
L’écriture mes rides
Une trace comme une autre
J’ai des rides de lecture des mots en rang d’oignon
206 os dans le corps j’ai des mains qui lisent
Des yeux qui écrivent et me tirent
Avance!
J’ai un visage
Dedans j’ai une langue
De douleurs et lévitation
Comme un tapis rouge vers le fond le profond
Où les mots en mon corps s’usent blessent rejaillissent
Des soleils et printemps
206 os dans le corps
Combien de milliers de mots —
De quoi écouter
Encore 1 000 ans
Et avancer.